La philosophie, méditation de la mort ou de la vie ?
par Eric Delassus | dans Art & Société |
Spinoza Pascal
Les hommes n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance,
ils se sont avisés, pour se rendre heureux, de n’y point penser[1].
Par ce constat Pascal met en lumière les raisons pour lesquelles, selon lui, les hommes passent leur temps à se divertir, c’est-à-dire à s’investir sans limite dans l’action afin de ne pas avoir à affronter le néant qui est au cœur de leur existence. Tous les termes employés ici évoquent l’idée de privation ou de manque, la mort qui marque la finitude de la vie humaine, la misère qui évoque le dénuement matériel mais surtout morale et enfin l’ignorance qui désigne notre incapacité à accéder à une vérité certaine. Aussi, face à ce néant, et principalement face à la finitude de leur existence les hommes n’ont trouvé d’autre solution que de se divertir, c’est-à-dire de se détourner de ce qui est pour eux source d’angoisse. C’est pourquoi ils se livrent à corps perdu dans des activités diverses, parfois jusqu’à l’épuisement.
C’est que le divertissement auquel se réfère ici Pascal n’a rien à voir avec l’amusement. Le terme doit ici être compris dans son sens littéral, il s’agit de se détourner de l’essentiel, de ne pas regarder en face ce qui fait notre condition. Ainsi, le travail est-il pour beaucoup de nos semblables un divertissement, mais il en va de même du loisir, du sport ou de tout autre activité qui captive notre attention et nous évite d’être confronté à la précarité de notre existence.
Cette manière d’appréhender la vie humaine sous l’angle de la négativité est-elle cependant la seule possible ? Et ne pas penser à la mort, est-ce nécessairement adopter une attitude de déni ?
Si nous ne pouvons penser à la mort, peut-être est-ce tout simplement parce que, comme nous l’enseigne Épicure, la mort n’est rien pour nous[2]. Par conséquent, si la mort n’est rien, elle n’est tout simplement pas pensable parce que, tout simplement, de la mort il n’y a rien à penser. En revanche ce que nous pouvons penser, c’est la vie, certes une vie finie, limitée et dont nous ignorons à quel moment elle s’achèvera, mais une vie qui, tant qu’elle est présente, est avant tout affirmation de notre puissance d’être, de notre désir de nous affirmer dans l’existence. En ce sens la pensée d’Épicure n’est en rien un refus d’affronter la condition humaine et la sagesse qu’il professe n’a rien à voir avec le divertissement pascalien. Si la mort n’est rien pour nous, nous devons malgré tout avoir toujours en tête que nous sommes mortels, si nous ne pouvons penser la mort qui n’est rien, nous devons avoir conscience de notre mortalité si nous voulons réussir notre vie. C’est la raison pour laquelle Épicure enseigne à son disciple Ménécée qu’il est urgent de philosopher. La philosophie étant le chemin qui mène au bonheur, la voie qui nous permet de réfléchir et de nous interroger sur ce qui vraiment mérite d’être poursuivi dans l’existence pour atteindre la vie bonne, il n’est ni trop tôt, ni trop tard pour se livrer à un tel exercice[3]. En cela Épicure rejoint, dans une certaine mesure, le conseil que donne Marc Aurèle dans ses Pensées de vivre chaque jour comme si c’était le dernier. Ce qui peut s’interpréter comme l’expression de la nécessite de toujours vivre chaque instant comme un accomplissement plein et entier de notre existence et qui pourrait peut-être se rapprocher du carpe diem préconisé par un épicurisme postérieur à Épicure lui-même.
C’est d’ailleurs pour vaincre la peur de la mort qu’il faut répondre à l’urgence de philosopher et pouvoir ainsi mettre en œuvre le tetrapharmakon – le quadruple remède – dont la doctrine se trouve résumée dans les quatre énoncés suivants : 1) Les dieux ne sont pas à craindre, 2) la mort n’est pas à craindre, 3) Le bonheur est accessible, 4) On peut vaincre la douleur.
Le problème, c’est que ce tetrapharmakon est peut-être aussi un quadruple poison – le terme pharmakon désignant en grec le remède et le poison – il faut donc user avec discernement, sinon on risque fort de transformer une doctrine du plaisir en un ascétisme négateur de la vie elle-même. L’épicurisme n’est pas en effet une invitation à une jouissance sans limite, cette interprétation relève plus d’une caricature forgée par ceux qui ont cherché à le dénigrer. L’épicurien recherche d’abord le plaisir en repos afin d’atteindre l’ataraxie – l’absence de trouble de l’âme – c’est pourquoi il suffit pour Épicure d’apaiser la faim et la soif et de vivre entouré d’amis pour être heureux. Ainsi un peu de pain et de fromage accompagné d’une cruche d’eau peuvent suffire au bonheur du sage. Cela dit, s’ils peuvent suffire, à aucun moment Épicure n’interdit de profiter de mets plus délicats si l’on peut en disposer, en revanche il enseigne à ne pas se plaindre lorsqu’il manque. C’est pourquoi le tetrapharmakon peut aussi être un quadruple poison, car mal interprété, il pourrait être compris comme un ascétisme.
Épicure rejoint ici Spinoza qui dans le scolie de la proposition XLV d’Éthique IV condamne les contempteurs du plaisir qu’il qualifie d’envieux pour nous inviter à jouir avec mesure des plaisirs de l’existence, c’est-à-dire sans aller jusqu’au dégoût, autrement dit en évitant de transformer le plaisir en souffrance :
Il est, dis-je, d’un homme sage de se refaire et recréer en mangeant et buvant de bonnes choses modérément, ainsi qu’en usant des odeurs de l’agrément des plantes vertes, de la parure, de la musique, des jeux qui exercent le corps, des théâtres, et des autres choses de ce genre dont chacun peut user sans aucun dommage pour autrui.
Faut-il voir dans ces activités que recommande ici Spinoza une invitation au divertissement dont Pascal nous dit qu’il n’est qu’un palliatif à la misère de notre existence ? Ce serait mal comprendre la pensée de Spinoza qui, loin d’être une dénégation de notre condition d’être mortel, est avant tout un expression de la puissance même de la vie, puissance, certes limitée, puisque nous succomberons tous aux causes externes qui nous agressent et nous conduiront à la mort[4]. C’est d’ailleurs en ce sens que Spinoza ne nie pas la dimension tragique de l’existence humaine[5] qu’il tente de dépasser par une philosophie qui est « une méditation non de la mort, mais de la vie »[6].
[1] Pascal, Pensées, (L. 133, B. 169)
[2] Épicure, lettre à Ménécée.
[3] Lire à ce sujet mon commentaire du début de la Lettre à Ménécée d’Épicure : http://cogitations.free.fr/?p=802
[4] CF. mon article sur iPhilo, La mort et la maladie, des accidents inévitables : http://iphilo.fr/2013/09/17/la-mort-et-la-maladie-des-accidents-inevitables/
[5] Lire à ce sujet le livre de Myriam Morvan, Descartes, Pascal, Spinoza et la question de l’effacement du tragique, L’Harmattan, 2013. Voir également ce que j’ai pu écrire à ce sujet dans mon livre De l’Éthique de Spinoza à l’éthique médicale, Presses Universitaires de Rennes, 2011, p. 311.
[6] « L’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort, et sa sagesse est une méditation non de la mort, mais de la vie. », Spinoza, Éthique IV, proposition LXVII.
Eric Delassus
Docteur en philosophie, Eric Delassus est professeur agrégé de philosophie au lycée Marguerite de Navarre à Bourges. Il est entre autres l'auteur de De l’Éthique de Spinoza à l’éthique médicale (Presses Universitaires de Rennes, 2009) et anime le site internet de philosophie http://cogitations.free.fr.
http://iphilo.fr/2014/06/04/pense-t-on-a-la-mort-reflexions-avec-spinoza-et-pascal/